Didier Anzieu - Le Corps de l'Oeuvre
Premier Essai : L’Auteur travaillé par la création
Entrer en création relève d’abord de l’identification héroïque car créer requiert une filiation symbolique à un créateur reconnu, puis d’un décollage où le créateur produire quelque chose qui n’a jamais été fait et en voit la valeur tôt ou tard reconnu par un public. Ainsi définie, la création est rare. Le créateur est comme travaillé par la création : Créer n’est pas que se mettre au travail ; c’est se laisser travailler dans sa pensée consciente, préconsciente, inconsciente, et aussi dans son corps. Anzieu décrit ensuite les caractéristiques des travaux de création aux différents âges de la vie : celles de la jeunesse, de la maturité et de la vieillesse. Puis il définit la topique psychique du créateur et les rapports, souvent de force, entre Moi, Moi Idéal, Surmoi et Ca - Le Moi Idéal du créateur prône la conquête de l’objet est en même temps qu’une conquête de soi. Le Surmoi réagit avec vigueur en induisant dans le Moi des sentiments de honte et de culpabilité, des inhibitions et finit par imposer en force son code, qui est d’ordre juridique et éthique, et qui est aussi celui du langage, et il essaie de déprécier, de nier, d’étouffer le code logique, singulier et nouveau. Le Ca, quant à lui, reste caractérisé par sa grande force pulsionnelle. Enfin, Anzieu décrit les fonctions paternelle et maternelle face à la créativité et au décollage créateur. Pour lui, un amour maternel surabondant et sur-stimulant peut prédisposer l’enfant à l’empathie et à la créativité. Une référence de type paternel est de plus nécessaire au décollage créateur. En conclusion, Anzieu revient à la notion d’inspiration qui n’est pas pour lui sans raison une métaphore respiratoire : c’est la négation de la vie intra-utérine ; c’est renouveler la naissance, sortir du ventre de la mère ; c’est voler de ses propres ailes ; c’est opérer une rupture avec la vie à ras de terre, avec le milieu imposé, avec les habitudes de pensée et d’expression. »
Entrer en création – D’abord l’identification héroïque : « Pour Freud lui-même, a été décisive l’identification à Goethe, homme de science en même temps que poète et écrivain. […] Créer requiert comme première condition, une filiation symbolique à un créateur reconnu. Sans cette filiation, et sans son reniement ultérieur, pas de paternité possible d’une œuvre. […] Souvent un écrivain, avant de se mettre à sa table d’écriture, lit quelques pages d’un prédécesseur pour trouver son élan, tout comme les déclarations, les rires, les baisers, les caresses sont de bien utiles, de biens plaisants préliminaires à la pleine réussite, physique et psychique, d’un orgasme. »
Puis le décollage : « La créativité se définit comme un ensemble de prédispositions du caractère et de l’esprit qui peuvent se cultiver et que l’on trouve sinon chez tous, comme tendent à le faire croire certaines idéologies qui ont été un temps à la mode, du moins chez beaucoup. La création, par contre, c’est l’invention et la composition d’une œuvre, d’art ou de science, répondant à deux critères : apporter du nouveau (c'est-à-dire produire quelque chose qui n’a jamais été fait), en voir la valeur tôt ou tard reconnu par le public. Ainsi définie, la création est rare. La plupart des individus créatifs ne sont jamais créateurs. […] Les auteurs qui se sont intéressés à l’étude expérimentale de la créativité ont constaté là un moment de pensée divergente, celle qui fait l’écart, qui dévie des stéréotypes et des normes, par dissociation d’éléments habituellement associés. Description correcte mais partielle du processus. Pourquoi un être que, dans le meilleur des cas, l’on savait doué et qui lui-même savait ou non l’être, se met-il subitement ou au terme d’une longue incubation, à écrire peindre, composer, énoncer des formules et, ce faisant, à exercer un impact de pensées, de fantasmes et d’affects sur des lecteurs, des spectateurs, des auditeurs, des visiteurs ? Pourquoi s’est-il envolé quand les autres restaient à ras de terre ?
Le travail de la création, à côté du travail du deuil et du rêve - « Rêve, deuil et création ont en commun qu’ils constituent des phases de crise pour l’appareil psychique. Comme dans toute crise, il y a un bouleversement intérieur, une exacerbation de la pathologie de l’individu, une mise en question des structures acquises, internes et externes, une régression à des ressources inemployées qu’il ne faut pas se contenter d’entrevoir mais dont il reste à se saisir et c’est la fabrication hâtive d’un nouvel équilibre, ou c’est le dépassement créateur, ou, si la régression ne trouve que du vide, c’est le risque d’une décompensation, d’un retrait de la vie, d’un refuge dans la maladie, voir d’un consentement à la mort, psychique ou physique. Tout travail opère une transformation. Le travail du rêve transforme un contenu latent en contenu manifeste, que l’élaboration secondaire modifie à son tour. Le travail psychique de création dispose de tous les procédés du rêve : représentation d’un conflit sur une ‘autre scène’, dramatisation (c'est-à-dire mise en image d’un désir refoulé), déplacement, condensation de choses et de mots, figuration symbolique, renversement en son contraire. Comme le travail du deuil, il se débat avec le manque, la perte, l’exil, la douleur ; il réalise l’identification à l’objet aimé et disparu qu’il fait revivre, par exemple, sous forme de personnages de roman ; il active les secteurs endormis de la libido, et aussi la pulsion d’autodestruction. […] Le travail de la création représente [ainsi] la troisième forme, plus mal connue, du travail psychique : un travail de quelques secondes dans le surgissement de l’inspiration, de quelques semaines dans la conception de la trame, de plusieurs années souvent dans la réalisation matérielle de l’œuvre. Travail du deuil, travail du rêve, travail de la création : telle est la série fondamentale que l’expérience psychanalytique permet de parcourir. »
Crise et création – « L’inspiration peut surgir inopinément, comme un rêve que le futur créateur fait les yeux ouverts. […] L’inspiration peut le mettre dans un état second et le retour à la réalité lui poser des problèmes plus ou moins durables. Enfin, l’angoisse, la souffrance, la terreur, le vide intérieur peuvent être tels que la création apparaisse comme la seule autre issue, à la fois possible et impossible. » « Créer c’est transgresser des tabous, c’est s’affranchir des menaces, mais c’est aussi jouer avec le feu. C’est en payer le prix par des moments d’angoisse, de dépressions, par des malaises, voir des maladies organiques. »
L’auteur travaillé par la création – « Créer n’est pas que se mettre au travail. C’est se laisser travailler dans sa pensée consciente, préconsciente, inconsciente, et aussi dans son corps. […] Il y a dans la création d’une œuvre d’art ou de pensée, du travail d’accouchement, d’expulsion, de défécation, de vomissement. Se trouve aussi une similitude avec le travail de la question, autrement dit de la torture, car le bourreau travaille avec insistance, précision, variété, le corps de la victime, tout comme le créateur travaille au corps à corps le matériau qu’il a choisi, tout comme la création lui arrache des souffrances, des aveux, désarticule ses jointures. »
La création aux différents âges de la vie – « Il n’y a ni une voie unique ni un nombre infini de voies menant au décollage créateur, mais quelques voies différentes. Le psychanalyste anglais Elliott Jaques en a proposé trois. […] Selon lui, les créations accomplies au moment du passage de l’adolescence à la jeunesse, vers vingt ans, repose sur une réélaboration de la position paranoïde-schizoïde ; celles contemporaines de l’entrée dans la maturité, autour de la quarantaine, sur une réélaboration de la position dépressive-réparatrice ; il signale enfin, sans en donner une explication psychanalytique, celles qui se produisent lors de l’entrée dans la vieillesse. »
Notes sur les créations de la vieillesse : « Nul ne peut vivre, et encore moins créer, sans revendiquer un petit bout d’immortalité. […] Picasso déclarant quelques mois avant sa mort qu’il ne mourrait pas. »
Notes sur la création de la maturité : « L’auteur murissant a, comme la satisfaction sexuelle, l’inspiration plus lente à venir ; en contrepartie, il trouve, à élaborer son œuvre, des plaisirs plus espacés, plus raffinés, plus construits. Le premier [le jeune créateur] prône la libération des émotions et des passions ; le second [le créateur mûr] leur maîtrise. […] La forme de son œuvre, autant que le fond, accapare le créateur à l’âge mûr ; il remanie son plan, il remet tout en chantier, les versions successives s’accumulent ; il recueille longuement sa documentation ; les corrections, les retouches l’occupent et le préoccupent, le produit brut est pour lui non plus une fin, mais le point de départ d’un nouveau travail de mise au point, de réécriture, qui lui demande généralement des années, voire le reste de sa vie. […] L’attitude envers la mort simultanément se modifie. […] L’homme mûr devient conscient de l’inévitabilité de sa mort, et tolérant à l’égard des manifestations du mal, il reconnaît la coexistence chez tous les humains des forces d’amour et de destruction, coexistence qui lui apparaît comme la véritable source de la misère et des drames de l’humaine condition ; d’où son pessimisme serein, son conservatisme libéral, sa résignation constructive. » « D’où également, lors de cette crise d’entrée dans la maturité, les risques de dépression et le déploiement de défenses maniaques, obsessionnelles ou hypocondriaques contre l’angoisse dépressive. L’illusion d’éternité de l’adolescence cède la place, chez l’homme mûr, à la certitude de la mort ; il pense à celle-ci comme à une expérience personnelle, elle se profile à l’horizon de sa vie, il perçoit pour la première fois son avenir comme limité, et il sent l’urgence, avant le terme inéluctable, d’une réalisation autre, d’une mise en œuvre, qui peut être une mise dans une œuvre, de ce qui est demeuré en lui inaccompli. L’œuvre créée est alors vécue comme bon sein, comme donneuse d’une vie qui remplace celle qui s’enfuie. […] L’ombre de la mort tombant sur lui affronte l’homme mûr à la dépression. Ce qu’il a accompli jusqu’ici, la vie qu’il a menée, les choses qu’il a faites, les êtres qu’il a aimés, sont mis en balance avec tout ce qu’ils l’ont empêché de faire, de vivre d’aimer d’autre. L’évidence que coexistent en lui des sentiments contraires contribue à le déprimer : ainsi on peut chérir et haïr les mêmes activités, les mêmes personnes ! On tue toujours l’être que l’on aime en est la formulation la plus typique, la plus radicale, la plus coupable. S’il veut se renouveler, il lui faut désinvestir, abandonner, faire de la peine, lâcher peut-être la proie pour l’ombre. Il lui faut se séparer d’une partie de lui-même, accepter de perdre les êtres, les objets alliés de cette partie, et qui ont été bons pour lui. L’état intérieur qui s’ensuit, celui d’un chaos, est une véritable figuration symbolique de la mort. Ici créer, Mélanie Klein l’énoncé la première, c’est réparer l’objet aimé, détruit et perdu, le restaurer comme objet symbolique, symbolisant et symbolisé, assuré d’une certaine permanence à côté de soi. C’est, en le réparant, se réparer soi-même de la perte, du deuil, du chagrin. On se dégage de la position dépressive par le travail de la réparation, qui est le même que le travail de la symbolisation ou encore de la sublimation.»
Notes sur les créations de la jeunesse : « L’idéal de l’artiste, de l’écrivain juvénile est de produire du premier jet et à jet continu : idéal à l’image de la vie sexuelle de cet âge ; sa créativité est rapide, incontrôlée, brillante, fiévreuse. […] La production d’un matériel spontané suffit à celui-là : il peint ou il compose en un jour, quelques semaines lui suffisent à écrire un roman ; il ne se relit pas ; l’œuvre doit être d’emblée parfaite, ou elle n’est pas. On reconnaît là un des mécanismes essentiels au noyau schizoïde de la personne, le raisonnement en tout ou rien. » « La jeunesse ne pense pas à la mort : elle a tout le temps devant elle, en même temps qu’elle veut tout tout de suite ; elle est du même coup idéaliste et optimiste, impatiente et révolutionnaire ; elle porte des jugements tranchés ; elle croit en la bonté de la nature humaine et au caractère mauvais de la société, à moins que cela ne soit l’inverse, la condition humaine étant corrompue, la nature extérieure restant seule parfaite ; c’est qu’elle clive les pulsions de vie dont elle idéalise l’objet intériorisé, et les pulsions de mort qu’elle projette. En elle tout est bon, le mal est au-dehors, la mort ne la concerne pas ; d’où sa facilité à tuer ou à se suicider. » « C’est, à mon sens, l’ombre de la violence qui tombe sur lui, et il la vit comme le mal absolu. Violences constatées autour de lui, violences subies sur lui-même, qui lui enseignent la dureté des relations sociales, […] celle des familles trop nombreuses ou trop abusives, celle des riches à l’égard des pauvres, des puissants à l’égard des faibles, des grands envers les petits. » « Créer pour lui, pour elle, s’apparente à un exploit : c’est un triomphe héroïque sur ses blessures toujours ouvertes. […] Créer permet également, dans ce contexte du clivage de l’idéalisation et de la persécution, de se débarrasser de ce qu’il y a de mauvais au-dedans de soi, et qui risque de faire violence de l’intérieur, par son dépôt dans un lieu, dans un récipient où il subsistera inoffensif, oublié, enterré. […] La création juvénile exhale un long cri d’accusation, qui est aussi un appel au secours, contre les violences qui ont déchiré et troué sa propre sécurité narcissique, contre l’intolérable de la haine ou de l’indifférence émises aussi bien que reçues, contre les traumatismes que ni la peau ni la pensée n’ont pu contenir, contre les frustrations inévitables mais dé-structurantes de la condition humaine et sociale, contre les signaux qui ne communiquent pas, contre la souffrance, au-delà des mots, de perdre son unité, sa continuité, son identité. »
La topique psychique du créateur : Moi, Moi Idéal, Surmoi et Ca - « Ceci m’amène à préciser le conflit intrasystémique à l’œuvre dans le travail de la création : c’est un conflit entre le Moi Idéal et le Surmoi. Le Moi Idéal du créateur fait de lui doublement un conquérant : la conquête de l’objet est en même temps pour lui une conquête de soi car elle s’effectue dans le cadre de ce que Winnicott a appelé l’illusion transitionnelle. Le Moi Idéal se pose comme source du monde et source du Soi. Son ‘idéal’ est d’unifier, de totaliser, de récapituler – de fusionner par exemple principe de plaisir et principe de réalité. » « Le Moi, en fonctionnant sous la juridiction du Moi Idéal, rend possible au créateur d’une part la transgression mentale des préjugés, des tabous, des héritages, ce qui est nécessaire pour effectuer une découverte originale, et d’une part, le disculpe de ces transgressions, ce qui est nécessaire pour amener l’œuvre à son terme. » « Devant cette ambition, cette inflation grandiose, cette provocation, le Surmoi […] réagit avec vigueur en induisant dans le Moi des sentiments de honte et de culpabilité, des inhibitions des fonctions mentales et intellectuelles indispensables à l’accomplissement des trois dernières phases du travail créateur, et en dévalorisant les produits de ce travail au fur et à mesure de son avancement. Le Surmoi impose en force son code, qui est d’ordre juridique et éthique, et qui est aussi celui du langage, et il essaie de déprécier, de nier, d’étouffer le code logique, singulier et nouveau, l’idiolecte, le style personnel de discours ou d’expression que le Moi du créateur est en voie d’inventer. La glorification de soi en tant que producteur d’une œuvre – d’une œuvre produite à partir de blessures subies, physiques, psychiques ou sociales, et portant leurs marques – la satisfaction d’imposer à un public de nouvelles idées, de nouvelles paroles, un nouveau goût fournissent des exemples de la façon dont le Moi Idéal reprend – éphémèrement – le dessus. Le Surmoi dispose de plusieurs moyens pour avoir le dernier mot : enterrer complaisamment le créateur sous les honneurs, les charges administratives, la vie mondaine, les exigences des mass media, afin de stériliser sa fécondité ; mettre sa notoriété, détourner la verve et la vigueur de son art au service d’une cause morale et politique, la défense des libertés, de la justice, des opprimés, des minorités, des déviants (certains créateurs ne peuvent poursuivre leur œuvre qu’en payant régulièrement ce tribu au Surmoi) ; enfin placer le créateur en face de son impuissance finale malgré les preuves contraires qu’il s’est épuisé à donner, le pousser à détruire ses brouillons, ses esquisses, voire à se détruire lui-même.» « Le Ca est caractérisé par une grande force pulsionnelle, soit en raison d’un équipement inné supérieur à la moyenne, soit consécutives aux stimulations maternelles précoces. L’intensité en est à son tour entretenue et exacerbée par une recharge et une surcharge libidinales dues à une vie active et excitante (aventures sexuelles, famille nombreuse, voyages, métiers variés, recours à divers types de drogue) ou, au contraire, par un retrait, une solitude, une ascèse qui augmentent la quantité de libido inemployée jusqu’à un point de rupture dans l’équilibre économique qui déclenche la crise créatrice (selon un processus dont la théorie mathématique des catastrophes pourrait fournir un modèle). Henri Miller, Thomas Mann, Blaise Cendrars, Jouis-Ferdinand Céline, Henri Michaux sont des exemples respectifs de la première catégorie ; Samuel Beckett, Julien Gracq, de la seconde. »
Fonction paternelle et maternelle face à la créativité et au décollage créateur – « Un amour maternel surabondant et sur-stimulant peut prédisposer le garçon, comme la fille, à l’empathie et à la créativité. Une référence de type paternel est de plus nécessaire au décollage créateur. […] Il convient de préciser d’avantage les propriétés d’un amour maternel favorable. Il faut qu’il soit, aussi, intelligent, c'est-à-dire adapté aux besoins psychiques du tout-petit, qu’il valorise le fonctionnement naturel de son organisme et qu’il introduise en temps utiles les limitations et les frustrations nécessaires aux acquisitions et au progrès vers l’autonomie. Winnicott a condensé, sous l’expression de mère suffisamment bonne, ces diverses caractéristiques. » « La fonction du maternel, dans le travail de pensée créatrice, concerne essentiellement les préliminaires de celui-ci : activité d’éveil (recherche des stimulations sensorielles), activités d’exploration (recherche des données), activité d’inventaire (qui reprend la désignation première par la mère des parties du corps, des objets, des affects, et qui la prolonge en classification et tri de données), établissement d’un premier cadre de travail et de pensée (analogue au cadre de vie primaire) encore assez malléable, établissement de rythmes (et de concordances, et discordances, entre le rythme des organes internes, ceux des besoins biologiques, ceux propres à chaque organe des sens, le rythme nycthéméral, les rythmes de la vie familiale et sociale), réceptivité aux éléments apportés par les autres (aliments du corps et de la communication), établissement d’un contenant à l’intérieur duquel des contenus psychiques peuvent se spécifier comme tels, capacité de se laisser aller à la rêverie, et, ce qui est le plus pertinent pour mon sujet, entrainement au premier jeu symbolique, qui consiste en l’infinie permutation des morceaux du corps de la mère entre eux ainsi qu’avec des morceaux du corps de l’enfant et avec des corps du monde extérieur. Cette dernière fonction permet une pré-ébauche de l’œuvre comme jeu libre (sans règles) d’équivalences symboliques non nettement différenciées (et encore moins systématisées). »
« Ce que les créateurs appellent l’inspiration n’est pas une métaphore respiratoire aléatoire : l’inspiration (la métaphore proustienne du décollage désigne également la sustentation par l’air) est négation de la vie intra-utérine ; c’est renouveler la naissance, sortir du ventre de la mère, quitter une existence souterraine ou sous-marine pour passer à une vie aérobie, relativement indépendante ; c’est voler de ses propres ailes ; c’est opérer une rupture avec la vie à ras de terre, avec le milieu imposé, avec les habitudes de pensée et d’expression. »
« Ce qu’il y a de masculin dans la pensée dérive de rapports essentiellement musculaires aux objets extérieurs et à l’objet sexuel : retourner l’objet de curiosité dans tous les sens non seulement jusqu’à ce que l’esprit ait trouvé le bon mais jusqu’à ce qu’il lui ait découvert des façons de s’en servir imprévues ; fouiller une question à fond ; mettre au point des procédures et des outils qui accroissent la force, l’habilité, la précision de l’investigation (la préoccupation pour les questions de méthode est essentiellement masculine) ; provoquer ; utiliser des grossissements ; forcer les obstacles ; explorer un espace par allers et venues ; encastrer ; ajuster les engrenages ; chercher la configuration et les mouvements de la clé qui s’enfoncera dans la serrure et en livrera le fonctionnement ; déclencher par l’insistance des manipulations mentales le jaillissement d’une évidence. Ces attitudes qui sont des transpositions dans le psychique de l’attitude sexuelle masculine jouent un rôle dans le passage de la première à la seconde phase (investir libidinalement et vigoureusement le représentant psychique à la fois le plus mystérieux et le plus attractif de ceux livrés globalement par l’inspiration) et dans le passage de la troisième à la quatrième (à partir du code, montrer l’œuvre comme une machine en parfait état de marche et qui réponde bien aux impulsions). »