Wassily Kandinsky - Du Spirituel dans l'Art
Résumé – Du Spirituel dans l’Art est le plaidoyer de Kandinsky pour un art d’un genre nouveau : celui, abstrait, qui s’éloigne enfin d’une imitation figurative de la Nature, ou de l’art pour l’art, et devient le langage pour accéder à l’âme. Ainsi l’art peut il transformer l’homme et le monde. L’art ne se doit plus d’être ‘esthétique’ et n’est bon que lorsqu’il s’adresse et a accès à l’âme. « La création d’une œuvre, c’est la création du monde. » Kandinsky représente la vie spirituelle comme un triangle cheminant lentement mais sûrement vers le haut. « Ce qui n’est aujourd’hui intelligible que pour la pointe extrême, et n’est pour le reste du Triangle qu’élucubrations incompréhensibles, sera demain, pour la seconde section, le contenu chargé d’émotion et de signification de sa vie spirituelle. Il n’y a parfois à l’extrême pointe du Triangle qu’un homme seul. La joie qu’il ressent de sa vision est égale à son infinie tristesse intérieure. Et ceux qui sont les plus proches de lui ne le comprennent pas. Dans leur désarroi, ils le traitent d’imposteur et de dément.» Kandinsky appelle de toutes ces forces un tournant spirituel « Lorsque la religion, la science et la morale sont ébranlées et lorsque les appuis extérieurs menacent de s’écrouler, l’homme détournent ses regards des contingences extérieures et les ramène sur lui-même. La littérature, la musique, l’art sont les premiers et les plus sensibles des domaines dans lesquels apparaîtra réellement ce tournant spirituel. »
En peinture, comme dans les autres arts, « est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement ». Kandinsky établit ici un langage des couleurs pour l’âme. Le jaune est le corporel, le bleu, le spirituel. Ces deux couleurs constituent l’espace idéal de l’itinéraire. Le blanc est la naissance et le noir la mort. Blanc et noir sont le temps du parcours. Le rouge le mouvement en soi, l’énergie motrice et l’orangé et le violet en sont les étapes possibles. Enfin le vert est, au contraire, le refus du voyage, la passivité qui se suffit à elle-même.
L’artiste est à la fois libre et responsable : libre car « l’art fuit devant le ‘il faut’. Comme le jour devant la nuit. » et responsable parce que « l’artiste […] n’a pas le droit de vivre sans devoirs, il a une lourde tâche à accomplir, et c’est souvent sa croix. »
Ainsi « L’art dans son ensemble n’est pas une vaine création sans but de choses qui se dissolvent dans le vide, mais une force qui tend vers un but et doit servir à développer et à affiner l’âme humaine. Il est le langage qui, dans sa seule forme particulière, parle à l’âme des choses qui constituent son pain quotidien et qu’elle ne peut recevoir que sous cette forme. L’art se dérobe-t-il à cette tâche, rien ne saurait combler le vide de son absence, car il n’existe aucune autre puissance capable de le remplacer.»
Préface (Philippe Sers) – « La fonction de la peinture figurative est de restituer en deux dimensions la réalité des choses. Cet effort pour recopier le monde a occupé des générations et un savoir-faire s’est lentement élaboré jusqu’à parvenir à des sommets prestigieux. Tout cela est mis à bas par l’abstraction. Cette remise en cause est inacceptable pour la conscience esthétique commune. Il y a en effet une curieuse solidarité entre l’ordre moral et la stagnation des valeurs esthétiques qui fait que le novateur se trouve en situation d’inculpé. Il a donc à présenter sa défense. C’est la position de Kandinsky à Munich en 1912. Ses écrits à première vue jouent se rôle défensif. » Bien plus tard « N’y a-t-il pas perversion de son message lorsqu’elle devient le support de l’ordre établi ? L’accord massif des bourgeois ne s’explique pas par le fait que toute une société serait devenue révolutionnaire d’un coup de baguette magique. Cette baguette ressemble trop au marteau du commissaire priseur. Il y a indubitablement malentendu et du plaisir superficiel de la novation se dégage l’odeur d’une décadence de la pensée. » « Si Kandinsky est d’avant-garde, il l’est au sens où l’avant-garde est constituée des hommes destinés à marcher en avant, à essuyer les premiers coups. L’avant-garde ouvre le chemin. L’importance de la découverte le saisit. Il est comme porté par une force immense. Son âme est grosse du monde futur. »
Les limites de l’art pour l’art – « L’homme qui pourrait parler à ses semblables n’a rien dit et celui qui eût pu entendre n’a rien entendu. C’est cet état de l’art que l’on nomme l’art pour l’art. Cet étouffement de toute résonance intérieure, qui est la vie des couleurs, cette dispersion inutile des forces de l’artiste, voilà ‘l’art pour l’art’. […] C’est un art castré. Il est de courte durée et meurt moralement lorsque l’atmosphère qui l’a crée vient à changer. L’autre art, susceptibles d’autres développements, prend également racine dans son époque spirituelle, mais n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence. […] Immanquablement un homme surgit alors, l’un de nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de ‘vision’. Il voit et montre la route. »
La théorie du Triangle, un lent mouvement ascensionnel vers le spirituel, un art vraiment pur, au service du divin – « Un grand Triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aigüe dirigée vers le haut – un assez bon schéma de la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du Triangle sont grandes, larges, spacieuses et hautes. Tout le Triangle avance et monte lentement, d’un mouvement à peine sensible et le point atteint ‘aujourd’hui’ par le sommet du Triangle sera dépassé ‘demain’ par la section suivante. Ceci veut dire que ce qui n’est aujourd’hui intelligible que pour la pointe extrême, et n’est pour le reste du Triangle qu’élucubrations incompréhensibles, sera demain, pour la seconde section, le contenu chargé d’émotion et de signification de sa vie spirituelle. Il n’y a parfois à l’extrême pointe du Triangle qu’un homme seul. La joie qu’il ressent de sa vision est égale à son infinie tristesse intérieure. Et ceux qui sont les plus proches de lui ne le comprennent pas. Dans leur désarroi, ils le traitent d’imposteur et de dément. Ainsi en son temps Beethoven solitaire fut-il en butte à leurs outrages. Combien d’années a-t-il fallu pour qu’une section assez importante du Triangle parvienne au niveau où il se trouvait seul jadis ? […] Isolés, les affamés et ceux qui voient sont moqués ou considérés comme anormaux. Cependant quelques rares âmes, qui ne peuvent être endormies et qui éprouvent un besoin obscur de vie spirituelle, de savoir et de progrès, gémissent, inconsolées et plaintives, dans le chœur des appétits grossiers. […] Dans toutes les sections du Triangle on peut trouver des artistes. Celui d’entre eux qui est capable de voir par-delà les limites de sa section est un prophète pour son entourage. […] Chacune de ces sections attend et espère, consciemment, ou même inconsciemment (et c’est le cas le plus fréquent), le pain spirituel qui lui convient. Ce pain lui est tendu par les artistes et c’est ce même pain que recherchera demain la section suivante. […] Il arrive trop souvent que ce pain devienne la nourriture d’hommes qui appartiennent déjà à une section plus élevée. Pour eux, ce pain devient alors un poison. […] Celui qui ne travaille pas sans relâche et ne lutte pas sans cesse contre l’enfoncement coule irrémédiablement. […] Le Triangle n’en continue pas moins à avancer et à monter, lentement, sûrement, avec une puissance irrésistible. Invisible, le nouveau Moïse descend de la montagne, voit la danse autour du veau d’or et, malgré tout, apporte aux hommes une nouvelle sagesse. Sa parole, inaudible pour les masses, est d’abord entendue par l’artiste. »
Un tournant spirituel - « Lorsque la religion, la science et la morale sont ébranlées et lorsque les appuis extérieurs menacent de s’écrouler, l’homme détournent ses regards des contingences extérieures et les ramène sur lui-même. La littérature, la musique, l’art sont les premiers et les plus sensibles des domaines dans lesquels apparaîtra réellement ce tournant spirituel. » Kandinsky reste fidèle à sa foi de chrétien orthodoxe russe. L’art est au service du spirituel
Des mots et des couleurs qui parlent à l’âme – En littérature « le mot est une résonnance intérieure. […] Si l’on ne voit pas l’objet lui-même, et qu’on l’entend simplement nommer, il se forme dans la tête de l’auditeur une représentation abstraite, un objet dématérialisé qui éveille immédiatement dans le ‘cœur’ une vibration. […] Un mot perd le sens extérieur de sa désignation. De même se perd parfois le sens devenu abstrait de l’objet désigné et seul subsiste, dénudé, le son du mot. […] Ce son pur passe au premier plan et exerce une pression directe sur l’âme. […] Et le mot, qui a ainsi deux sens – le premier, direct et le second, intérieur -, est le matériau pur de la poésie et de la littérature, le matériau dont seul cet art peut user et par lequel il parle à l’âme.
De même, en peinture, « l’impression superficielle de la couleur peut se développer jusqu’à devenir un événement. […] La couleur atteint l’âme. […] L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration. Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. Cette base sera définie comme le principe de la nécessité intérieure. […] Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. […] La nécessité intérieure naît de trois raisons mystiques […] : 1 – chaque artiste, en tant que créateur, doit exprimer ce qui lui est propre (élément de la personnalité, 2 – chaque artiste, en tant qu’enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque, 3 – chaque artiste, en tant que serviteur de l’art, doit exprimer ce qui est propre à l’art en général (éléments de l’art pur et éternel que l’on retrouve chez tous les hommes, chez tous les peuples, dans toutes les époques, dans l’œuvre de chaque artiste, de toutes nations et de toutes les époques et qui, en tant qu’élément principal de l’art, ne connaît ni espace ni temps). […] Seul le troisième élément, celui de l’art pur et éternel, reste éternellement vivant. […] Une sculpture égyptienne nous émeut certainement plus aujourd’hui qu’elle n’a pu émouvoir les hommes qui l’ont vu naître. […] Aujourd’hui nous entendons en elle la résonance dénudée de l’éternité. »
Kandinsky développe ici tout un langage des couleurs.
Jaune = le corporel
Bleu = le spirituel
Jaune et bleu constituent l’espace idéal de l’itinéraire.
Blanc = la naissance
Noir = la mort
Blanc et Noir sont le temps du parcours.
Rouge = le mouvement en soi, l’énergie motrice
Orangé et violet = les étapes possibles
Vert = le refus du voyage, passivité qui se suffit à elle-même.
« L’approfondissement en soi-même sépare-t-il les arts les uns des autres, cependant que la comparaison les rapproche dans la recherche intérieure. On s’aperçoit ainsi que chaque art a ses propres forces qui ne sauraient être remplacées par celles d’un autre. On en vient ainsi facilement à l’unification des forces propres des différents arts. De cette unification naîtra avec le temps l’art que nous pouvons déjà entrevoir, le véritable art monumental. Et quiconque approfondit les trésors intérieurs cachés de son art est à envier, car il contribue à élever la pyramide spirituelle, qui atteindra le ciel. »
La liberté de l’artiste - « Il n’y a pas de ‘il faut’ en art. Celui-ci est éternellement libre. L’art fuit devant le ‘il faut’. Comme le jour devant la nuit. » « Un artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme ‘reconnue’ ou ‘non reconnue’, sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure. Il pourra alors se servir de tous les moyens autorisés et tout aussi facilement de ceux qui sont interdits. C’est là la seule voie pour exprimer Le Mystique nécessaire. Tous les moyens sont sacrés s’ils sont intérieurement nécessaires. Tous les moyens sont péchés s’ils ne découlent pas de la source de la nécessité intérieure. »
« En art, la théorie ne précède jamais la pratique, ni ne la tire derrière soi. […] Ce n’est que par le sentiment, surtout au début, que l’on parvient à atteindre le vrai dans l’art. »
La responsabilité de l’artiste – « L’artiste […] n’a pas le droit de vivre sans devoirs, il a une lourde tâche à accomplir, et c’est souvent sa croix. […] Comparé à celui qui est dépourvu de tout don artistique, l’artiste est triplement responsable : 1 – il doit restituer le talent qui lui a été confié, 2 – ses actes, ses pensées, ses sensations, comme ceux de tout autre homme, contribuent à l’atmosphère spirituelle, de sorte qu’ils purifient ou empestent cette atmosphère, et 3 – ces actes, pensées et sensations sont le matériau de ses œuvres, qui agissent à leur tour sur l’atmosphère spirituelle.
Conclusion – « L’art dans son ensemble n’est pas une vaine création sans but de choses qui se dissolvent dans le vide, mais une force qui tend vers un but et doit servir à développer et à affiner l’âme humaine. Il est le langage qui, dans sa seule forme particulière, parle à l’âme des choses qui constituent son pain quotidien et qu’elle ne peut recevoir que sous cette forme. L’art se dérobe-t-il à cette tâche, rien ne saurait combler le vide de son absence, car il n’existe aucune autre puissance capable de le remplacer.».
Avis personnel : Une première partie, sur le rôle de l’art, époustouflante, la bible de l’artiste en quête de sens.