Kintsugi 金継ぎ
Kintsugi 02 (2022) - 金継ぎ 02 (2022)
Nous sommes en 2011. Le 11 mars 2011. Comme chaque matin, à l’aube, Akira s’extrait de son futon. Il est pêcheur à Ofunato, une petite bourgade de la préfecture d’Iwate bordée par l’océan pacifique, au Nord-Est du Japon. L’amour de sa vie, sa femme Asami, lui a donné deux enfants : Kenichi, un adorable garçon de 8 ans et Michiko, une merveilleuse petite fille de 3 ans. Akira ne tarde pas, il lui faut prendre la mer. De son dur labeur quotidien dépend sa famille. Ici, à Ofunato, la vie est simple mais rude. Nous sommes loin, très loin, par l’espace et par le temps, de la mégapole Tokyo, ses gratte ciels et ses 40 millions d’habitants. Asami regarde partir Akira. Ce matin ressemble à tous les matins mais, pour une raison incompréhensible, elle a un pincement au cœur lors du départ de son époux.
Il est 14h46.Au large des côtes Nord-Est du Japon, à plus de trente
kilomètres de profondeur, très en dessous du plancher océanique, par la force titanesque des plaques terrestres en friction, naît l’un des plus puissants
séismes du siècle. Son énergie, équivalente à 8000 bombes d’Hiroshima se propage via une faille séparant les plaques terrestres jusqu'à la fosse du Japon. Le
séisme qui se propage de 3000 mètres par secondes, d’une magnitude de 9,1, va jusqu’à impacter l’axe même de notre planète et raccourcit ainsi de quelques
microsecondes la durée de nos journées. L’île principale du Japon, Honshū, s'est même déplacée sous le terrible choc de près de 3 mètres vers
l'Est.
L’océan répond immédiatement aux caprices de la terre par un terrifiant mot japonais connu de tous, tsunami. Celui-ci se traduit par une immense vague qui atteint par endroit 39 mètres de haut. Rien n’y personne ne peut y résister. La vague heurte de plein fouet les côtes japonaises et parcourent jusqu'à 10 km à l'intérieur des terres, ravageant près de 600 km de côtes et détruisant totalement de nombreuses villes et zones portuaires. La petite ville côtière d‘Ofunato ne fait pas exception. Quelle a pu être la dernière pensée qui a traversé ses habitants pris au piège ? Quelle a pu être l’ultime geste de protection d’Asami ? Quelle a pu être le dernier cri silencieux du petit Kenichi ? Quel a pu être le dernier regard de la petite Michiko. Personne ne le saura jamais. Les deux enfants auront 8 et 3 ans pour toujours désormais.
Ici rien n’est réconcilié, tout est amas, matières enchevêtrées, et chaos. Nous sommes le 14 mars 2011. Trois jours se sont écoulés depuis le tsunami. Le Japon, dans le silence et la dignité, compte ses victimes, elles sont plus de 18 000. L’attention des médias du monde entier se porte quasi-exclusivement sur l’accident nucléaire à Fukushima, conséquence directe du tsunami. Akira le pêcheur, quant à lui, a eu la vie sauve parce qu’en mer au moment de la catastrophe. Pourtant il est prêt à sombrer à son tour. Il erre tel un fantôme parmi les ruines de son quartier rasé par les éléments. Sa femme Asami, son fils Kenichi et sa petite fille Michiko font partie des victimes. Comment peut-on survivre à cela ? Doit-on même survivre à cela ? Après plusieurs heures, Akira identifie l’emplacement de leur ancienne maison. Leur foyer se résume désormais à un amas de boues, des gravats et l’implacable sidération qui précède l’inexprimable douleur. Tout a disparu. Tout et tous. Hébété, Akira est sur le point d’abandonner les lieux quand il remarque, sur le sol, les tessons d’un petit bol qu’il reconnait immédiatement comme celui ayant appartenu à sa femme Asami.
Nous sommes maintenant au 15ème siècle. Régnant sur les
vastes terres que le regard, à lui seul, ne peut embrasser, le Shogun incarne la présence invisible de l’Empereur. Au terme d’une bataille où l’un de ses
Samouraïs s’est particulièrement illustré par sa bravoure, le Shogun décide de l’honorer en lui faisant don d’une tasse à thé. C’est un grand honneur pour le
Samouraï, sa famille et ses descendants de posséder tel objet et d’en faire usage pendant la très symbolique Cérémonie du Thé. Hélas, les guerres, les
accidents ou simplement le temps ont raison de la tasse alors réduites en fragments épars. Le Japon médiéval invente alors un nouvel art : le
Kintsugi金継ぎ, littéralement la réparation par l’or. Loin de
jeter l’objet cassé, l’artisan se fait un devoir de le réparer. Plus encore : au lieu de masquer la réparation, il la met en évidence en y saupoudrant de
l’or 24 carats. Et si, loin de renier nos propres faiblesses et cicatrices, nous tentions à notre tour d’y apporter soin, espoir et
lumière ?
Dans le Wabi Sabi japonais, qui est à la fois une école philosophique et esthétique du zen japonais, les trois piliers sont représentés par les trois I : l’incomplétude, l’impermanence et l’imperfection. L’incomplétude nous dit qu’il nous manquera toujours quelque chose ou quelqu’un, que nous laisserons toujours quelque chose inachevé derrière nous (dernière parole du peintre new yorkais Keith Haring mort à 29 ans). L’impermanence elle témoigne du fait que rien ne demeure, ni nous, ni nos tracas, ni notre égo, ni aucun des objets et des êtres qui nous entourent. Tout passe. Même le corps de notre pire ennemi si nous nous asseyons au bord de la rivière sur les conseils du philosophe Lao Tseu. Quant à l’imperfection, celle de nos vies, de nos visages, de nos actions, de nos pensées, de nos paroles, ou d’un simple bol cassé, elle est elle aussi une constante de la vie. Et puis, après tout, quel serait le sel d’une vie où tout serait parfait, tout serait achevé, et tout serait permanent et immuable. N’appellerions-nous pas cette vie … la mort ?
Puisant dans la sagesse millénaire du Wabi Sabi, est donc né au japon cet art, le Kintsugi. L’objet cassé reprend vie. C’est la perfection de l’imperfection. C’est le symbole et la promesse d’une résilience. C’est l’alliance de ce qui est épars, l’alliance de la terre, de la laque Urushi et de l’or 24 carats, l’alliance de la matière et de la lumière, du temporel et de l’intemporel, pour cheminer pas à pas vers l’inaccessible étoile de la sagesse.
Chaque jour, par nos pensées, nos paroles et nos actes, nous pouvons à notre tour tenter d’être d’or et de lumière…
Nous sommes en 2019. L’hiver japonais cède peu à peu au printemps mais il n’a pas encore tout à fait déposé les armes. Ce matin, le givre s’est encor attardé sur les vitres de l’atelier de mon ami Showzi Tsukamoto. Ce maître de thé de 73 ans travaille depuis 50 ans l’art du Kintsugi. Ses réparations à la laque Urushi rouge et à l’or 24 carats ont fait de lui un artisan à la réputation internationale. Il a notamment été primé par la fondation LVMH. Nous partageons un peu de silence et thé brulant. Tsukamoto a dans ses mains un petit bol, tout simple, dont il vient de terminer la réparation à l’or fin. Il me confie que ce matin, nous aurons un visiteur, et que le petit bol sera alors restitué à son propriétaire. Tsukamoto, dont ce n’est pourtant pas l’habitude, laisse transparaitre son émotion. Il décide de me raconter l’histoire de ce bol qu’il a accepté de réparer gracieusement. Son histoire débute un certain 11 mars 2011 et le propriétaire du bol est un modeste pêcheur du Nord-Est du Japon. Un homme nommé Akira. Son histoire me bouleverse. Quand, un peu plus tard, l’humble pêcheur se présente à l’atelier de mon ami Tsukamoto, je décide de m’éclipser et rejoins le petit jardin qui jouxte l’atelier. Le soleil brille, l’hiver s’est finalement effacé devant un nouveau printemps plein de promesses, et dans le ciel là-haut, des nuages au reflet d’or dansent au rythme d’une merveilleuse alliance. Asami y est peut-être en train de danser elle aussi avec le petit Kenichi et la petite Mishiko.